« J’ai connu des vaisseaux faits avec des arbres morts qui survivaient à des vies d’hommes taillés dans la meilleure étoffe de vie. » Hermann Melville.
Improduction/introductivité.
Aujourd’hui empruntant le petit chemin qui traverse le faubourg, nous nous rendons chez le répliquant. Je dis nous pourtant je suis tout seul. Nous : l’autre et moi. L’autre, celui qui fait de moi dans la chevauchée vers des histoires ; un qui s’intéresse. Alter ego, âme damnée.
Jadis (quelques années auparavant), je suis passé par là quand ce lieu n’était que tas de filets, empilements de tonneaux, montagnes de flèches aux sols tirées des arcs, enluminures sur des casques et boucliers, héraldiques perdus désignant l’histoire tragique d’un dernier et féerique combat. Peut-être avant, et donc inéluctablement trop tard, quand de là partaient/arrivaient sur des navires des hommes et des femmes qui servaient au pouvoir sans fin d’autres femmes et d’autres hommes plus chanceux.
Aujourd’hui, nous nous trouvons toujours à Bordeaux, pas loin de cette aire fascinante, tout prés de ces quais, dans la fragrance de ces ruelles du temps des lumières, mais plus du tout dans le contexte de ces magasins de denrées, ces entrepôts, ces chais… baignant dans l’idée du souvenir, la mémoire ravivée à l’approche d’un passage dans les rais tombés d’une lucarne éclairant la mousse et le salpêtre d’une cour oubliée… L’antiquité, l’optique, la pharmacie, le bureau de tabac, le débit de boissons et de mets, la fripe recyclée, l’agence immobilière sont les régnants actuels.
… là où quelques artistes survivants se sont définitivement mis à rouiller ; observant impuissants autour d’eux les axes d’une civilisation contemporaine déliquescente et les haines nouvelles s’enraciner.
Vers ébullition (1)
J’ai abordé le travail de Rèche ; moi, curieux immédiat, buveur d’art, détraqué de l’instant, dans ma frénésie à oublier notre Monde et pour y découvrir d’autres sources de richesses – sans doute de véritables curiosités – j’ai abordé le travail de l’artiste Rèche, et plus tard l’homme : sec, menu, tendu, penseur, rigoureux, investi, et prodigieusement tourné vers un seul travail ; lui : emblématique d’une pensée resserrée, blottie dans l’essentiel d’une recherche en fines strates décalquées de la vie, de la détention à sa liberté. Je l’ai abordé humble et tapi comme si j’étais cet ignorant à l’affût ou plaqué dans la surprise et son effet, bouche bée – cet étonnement d’une fraction de seconde qui fige l’image dans un/son temps et nous donne la possibilité de rien – , tirer, se tirer, trop tard.
… autant ce produit immense et rare que les hommes perdirent en inventant la poudre ne porte plus véritablement de nom, autant dans l’œuvre en cours de Xavier Rèche et sa permanence, il s’inscrit comme abrupt, à pic et sans contours, mais il ne se fige pas, ni ne se parcourt, ni ne s’invente, tant dans la relation poétique imposée/proposée pour ce mot, fait signe et signe et imprime de son omniprésence l’œuvre entière, comme la performance d’un acteur qui nous échappe, mais qui rythme et ordonne l’histoire et que l’on voudrait cerner et aplatir.
Le temps est rêche, plaqué au sol, maintenu des deux mains dans le ciel plafond pour qu’il n’écrase ni la structure, ni sa moelle, profitant de cet espace privilégié : un coin d’Atelier libre, un fragment de nature vierge encore, pour respirer et donner à voir et à juger.
L’instant qui bout est dans son approche, précis, comme pour un atterrissage périlleux, la fulgurance pour ne pas manquer sa cible suivie du temps du regard qui ne peut plus diverger sauf si éclatement/explosion/arrachage.
Une pièce d’ébullition° est une pièce sur laquelle notre jugement va courir – défiler – Celui de l’esthète, du profane, de l’examinateur des paramètres, et de toute autre personne qui la regardera. Juger : soupeser de son regard dubitatif et émerveillé. Hors du simple principe de curiosité, débarrassé du maximum, nous trouverons les exaspérations des naïvetés emmagasinées et mêmes fagotées avec les essentielles questions physiques qui agissent sur les sens là, ici, là-bas, aujourd’hui, demain. Voilà la force.
Sommeil des éveils
Certains de mes compagnons ont choisi. C’est vrai ! J’ai regardé interloqué leurs parcours. Celui de celles et ceux qui ont sauté par-dessus les cadavres pour fuir vers les frontières. Et celui d’autres, perdus dans les dédales de la pensée des chefs. C’était pareil depuis si longtemps ; nous revenions du rêve vers le cauchemar et ses annonces, dans l’insalubrité et le malheur, les maladies et les exactions se profilaient à l’horizon comme des expériences identiques.
Décisions et soumissions superposées sur le néant. Nous étions partagés ; des bourreaux et des condamnés. Les misérables, les mêmes arpentant les venelles, la tête plongée dans les containers d’ordures en matière plastique et les nantis confis dans leurs immenses 4X4 de porcelaine diligence.
Je veux écrire par là que je m’interroge encore et toujours sur ce qui fait perdurer un choix de vie et j’ai encore du mal à comprendre comment des individus déploient autant d’énergie à être ces guerriers, ces banquiers, ces chefs et comment d’autres persistent-ils à créer, à être donc des créateurs remplis de tourmentes et de paradoxales puissances. Parmi celles et ceux qui créent dans ce troisième marché, j’ai porte plus d’affection et de respect pour ceux qui créent en osmose, imbriqués avec eux seul. Je vais dire constamment seul, réellement seul, sans arrêt jusqu’à tout perdre.
Certain(e)s exercent ailleurs une autre activité que l’on va exprimer nécessaire à la survie et cela se sent, pèse, engourdit, ou préserve à la surface les mauvaises bulles. Parfois l’autre activité… la créative, qui emmêle les pinceaux de la vie à ceux des chalumeaux et des chaires à souder la cervelle au besoin, s’impose pour nous prouver que nous ne trouverons pas de mal à dire que la force de l’art – gêner d’emprunter un générique – en est la sauvegarde dans nos disques durs égarés. Entre le fine art of surfacing et la solitude de l’artiste face aux boulets tirés s’érige la tension libre de l’expression.
Vers ébullition (2)
J’ai connu le travail de Xavier Rèche en arrivant à Bordeaux en 1998. En m’intéressant à la création des êtres dans cette ville. J’ai réellement rencontré son travail une fois, dix ans plus tard. Cette image a demeuré. Je ne connaissais pas l’homme, de vue, très peu.
… en quelques images qui se veulent délicates.
J’ai senti dans un souffle infime ; celui coulant des dernières respirations et que je ne peux éviter quand je me détourne des choses : ni revoir, ni reposer, ni être dans le courant d’air, je crois avoir senti si ce n’est parcouru, qu’il frétillait dans l’oeuvre pas encore ensevelie de Xavier Rèche, ce qui me fit palpiter plus tard à Cologne pour celle de Ferro Knopp et pour d’autres tensions auparavant, qui me conduisirent sur cette esplanade de la rigueur, comme peut toujours et encore le faire l’œuvre de Alexandre Calder, Philip King, Louise Nevelson, Gordon Matta-Clark, Richard Deacon, et d’autres de ces propulseurs à inspirer/insuffler ce sentiment d’immense liberté replié, recroquevillé, arc-bouté sur des contraintes croisées qui engendrent elles, les œuvres symboliques d’intemporalité, de précision et de jubilation chaque fois que je les aperçois posées sur l’herbe fraîche et rase d’une fondation ou le carrelage, le parquet protecteurs d’un grand musée.
Pas encore ensevelie voudrait exprimer sans pédante posture de l’homme à la pelle, qu’il se trouvera bien un temps fécond, non pas pour jouer à déterrer les reliques, mais les accepter dans le temps de leur fulminement, lui ; prisonnier des limbes et d’interrompre l’élargissement de la brèche pour faire du temps ce passage, non pas à la gloire du matériau mais à celui des femmes et des hommes à l’ouvrage et qui choisirent d’apporter.
Chez Rèche, je pense avoir vu dans un temps, des temps, ceux de la mise en place et du passage de la flèche dans l’arc, puis celui de l’encre dans le ciel et du jet qui s’ensuivit.
Précis, vital.
Paradoxal aussi de vivre et mourir comme bouger et s’immobiliser… post cuisson.
Une structure qu’elle se trouve dans les cieux, entre deux eaux, sur la terre meuble d’un champ ; qu’elle barre ou recouvre, ensevelisse ou émerge, entraîne certainement le regard dans l’idée du pourquoi fut elle composée ? Si ce n’est aussi pour passer, sauter, protéger, délimiter, arrondir, permettre de s’accrocher.
Mais Pourquoi aller toujours vers/jusque là ?
Dans le ciel la première fois je me suis pensé les oiseaux peuvent s’y reposer les ailes ouvertes, planer, mais ce n’est pas pour eux une solution.
Qu’un regard se perde alors ! Et englobe, enlace, recouvre, piétine cette surface des vides et des pleins pour emporter quelque chose émanant de la clarté de cette immensité dans l’obscur chemin. Je me suis pensé c’est vraiment de l’art pour respirer, s’étouffer et comprendre et rien d’autre. Et c’est très beau, mystérieux, efficace, rigide et tendre.
Dans cet ensevelissement vers les portes du savoir, vers le dernier acte direct de tendresse ; je dis acte de tendre et de tendre jusqu’à l’éclatement de la relation du temps au temps ; c’est parce que j’ai croisé maintes fois le regard qui doute du regard qui doute.
Aujourd’hui encore il n’y a que l’Artiste – l’emploi du mot origine ; que ce soit celle d’un linteau de parquet ou celle de la dernière des pièces de métal, tige extraite des fileteries oubliées dans leur élan de progrès sans fin (mais jamais du sien propre qui puisse être à l’origine d’un positionnement et qui tendrait à l’affrontement comme à la complicité d’observer sa résistance – , – …et il n’y a rien de disgracieux, comme dans une pièce montée dans un équilibre parfait – qui fasse douter celles et ceux qui se posent toujours les questions du comment dans la partie du faire.
Il fallait entrer dans le travail et voir l’action du faire. Il fallait le faire, tout en regardant non pas le faire pour en arriver là, mais sa mouture définitive. Pas celle de la préparation/confection de l’œuvre, de sa germination et des contours du lien dans le lien – ceux qui font fuir les êtres autour de nous, quand la démarche est envahissante et la subtilité de l’existence d’un artiste sur son métier, trop délicate, pour être assimilée et partagée – mais dans ce moment unique, lors du choix final, dans le jaillissement et la mise en place de la pièce/travail dans un lieu pour les yeux, son dépliement, son dernier temps et son gonflement merveilleusement réalisé qui se nommera brutalement : achèvement. Quand soudain l’artiste dit ou pense : Maintenant c’est fini ! Alors c’est comme ça ! Il demeure en suspension dans notre air, bercé par le soulagement d’être, et après tant de lieues parcourues, pour exprimer toutes ces tensions et les bonheurs avec, qui confectionnent les plis soigneux. Quand un pied ira devant l’autre, sur ce fil que nous poussons, tirons et même déroulons pour exprimer aux hommes qu’il reste de la vie pas loin et encore. Nous serons parfaitement et heureusement en train de bouillir &.
Christophe Massé Bordeaux/Perpignan 17 juin/20 juillet 2015
Ce texte écrit en marge de l’installation puis de l’exposition d’une pièce d’ébullition° Sous La Tente à Bordeaux le 21 juin 2015.